Diptyque nocturne I et II (O’Neill et Norén)

I LONG VOYAGE VERS LA NUIT (1941)

Eugene O’Neill

mise en scène Jean-Claude Seguin

scénographie Charlotte Villermet

création sonore Andrea Cohen

création lumières Hervé Bontemps

avec

Yves Collignon / Yves Arnaud : James Tyrone

Diana Laszlo / Céline Bouchard : Cathleen

Arnaud Denissel : Edmund

Marie Grudzinski : Mary

Philippe Risler : Jamie

EUGENE. Je suis oublié et personne ne veut monter mes pièces.

CARLOTTA. Tôt ou tard tu seras redécouvert… Attends seulement qu’ils lisent Long voyage vers la nuit.

(Lars Norén, Embrasser les ombres)

En regard, deux chefs-d’œuvre théâtraux des XXeet XXIe siècles : Long voyage vers la nuit d’Eugene O’Neill, et, avec les mêmes comédiens, Embrasser les ombres de Lars Norén.

Mon aimée : voici le manuscrit de cette pièce tissée de vieux chagrins, écrite dans les larmes et le sang

Eugene O’Neill, Long voyage vers la nuit

L’action se situe en Nouvelle-Angleterre, au bord de l’océan, dans la résidence d’été des Tyrone, famille d’émigrés irlandais. James, acteur en vogue, et son épouse Mary passent le mois d’août avec leurs deux fils, Jamie et Edmund. Mary sort d’une cure de désintoxication. Elle est entourée de la sollicitude des trois hommes qui craignent une rechute. Au fil de cette journée chaotique, où le whisky et la drogue jouent un rôle de tout premier plan, les révélations se succéderont…

Publié trois ans après sa mort, en 1956, et couronné en 1957 du prix Pulitzer, Long voyage vers la nuit est sans doute le chef-d’œuvre d’O’Neill, « père fondateur » du théâtre américain. Cette pièce autobiographique se situe en 1912 : en 1941, O’Neill ressuscite, par la magie du théâtre, ses chers fantômes, dont la triple disparition, quelque vingt ans plus tôt, le plongea au cœur d’un séisme existentiel : son père, grand acteur shakespearien passé, par amour du gain et des succès faciles, à côté de sa carrière artistique ; sa mère, bourgeoise déclassée devenue, par la faute d’un médecin charlatan, dépendante de la morphine ; son frère aîné Jamie, enfin, alcoolique, dandy et débauché. Entre eux, face à eux, un jeune homme de vingt-cinq ans, miné par la tuberculose et hanté par la poésie : O’Neill lui-même, peu avant que, au sanatorium, il découvre dans l’écriture une nouvelle raison de vivre.

MARY. Je ne te jette pas la pierre, chéri. C’est ce qui rend ça si difficile — pour nous tous. Nous ne pouvons pas oublier.

Au cœur d’un conflit où chacun des protagonistes tente à sa façon, aveugle, lucide, généreuse, tendre, agressive, cynique, d’en finir avec le non-dit ou la malédiction, le lecteur se trouve submergé, au détour d’une page ou d’une réplique, par des vagues d’émotion, aussi imprévisibles que fulgurantes. Ces quatre êtres-là, James, Mary, Jamie et Edmund, s’aiment avec une sensibilité à fleur de peau : mus tour à tour par le manque ou l’effet de la drogue et par l’ivresse dionysiaque de l’alcool, ils s’empoignent avec passion, dressent à l’envi la liste des griefs, des malentendus, des mensonges, règlent des comptes inépuisables, dialoguent et se harcèlent jusqu’au bout de la nuit… Chacun d’eux, pourtant, comme nous tous, rêve d’une trêve. D’une maison qui soit une vraie maison. D’une famille heureuse, apaisée. D’un Éden.

Une journée particulière

La pièce d’O’Neill dégage une énergie étonnante: les acteurs de cette tragédie moderne se débattent, au cœur d’une toile d’araignée qui les englue peu à peu dans ses mailles, mais cette plongée dans la nuit et le brouillard s’accompagne aussi, à l’inverse, d’une irrésistible montée vers les étoiles. C’est en cela aussi, sans doute, que Long voyage vers la nuit acquiert une dimension universelle, métaphysique.

Un réalisme onirique

Écrite dans une tension perpétuelle entre drame bourgeois et tragédie antique, entre réalisme et onirisme, entre prosaïsme et poésie, cette pièce est sans doute parmi les plus belles du XXe siècle : en resserrant le texte, en le retraduisant, j’ai voulu le tendre, l’épurer, afin d’en exprimer, aujourd’hui, toute la dimension intemporelle.

Un voyage du jour à la nuit : comme dans les tragédies classiques, le lieu est unique, et l’action se déroule en une journée. L’espace de la représentation m’apparaît comme béant, ouvert sur l’infini de la mer et du ciel — tiraillé entre dedans et dehors, culture et nature. Hétéroclites mais datés, fatigués, tous les éléments de décor renvoient quant à eux, ainsi que les costumes, au naturalisme finissant : comme dans les pièces de Tchekhov, les personnages sont de passage, en attente. L’automne venu, avec l’ouverture des théâtres, ils vont repartir sur les routes.

À la lecture de la pièce, on est saisi par l’importance, la précision, la beauté des interventions de l’auteur : plus que de simples didascalies, elles expriment la voix d’O’Neill lui-même qui, trente ans plus tard, en quête d’apaisement et de pardon, se remémore faits et personnages — et dessinent une véritable partition : au fil du spectacle, en relation, parfois, avec la musique, une voix off redonnera vie au poète montreur d’ombres — et, peu à peu, s’éteindra.

En relation organique avec la musique, mue par elle et s’immobilisant avec elle, joue la lumière du dehors, auquel toujours se réfèrent les protagonistes du drame : le ciel, tourmenté, peu à peu nimbé, nuageux, grisé, obscurci, voilé par la brume, les enveloppe dans sa nasse et « donne la couleur ». Pour la partie musicale enregistrée, nous faisons appel à Andrea Cohen.

Le jeu impliqué, tendu, des comédiens, tout de violence intérieure nouée qui, par saccades, affleure brutalement, voire lyriquement, à la surface, s’inscrit dans cet espace indéfini, et se confronte à la nudité du cosmos — ou du plateau qui, pour moi, le figure.

II EMBRASSER LES OMBRES (2001)

avec

Yves Collignon / Olivier Hémon : Eugene O’Neill

Arnaud Denissel : Shane

Marie Grudzinski : Carlotta

Masato Matsuura : Saki

Philippe Risler : Eugene Jr

Lars Norén

CARLOTTA. Personne ne sait quel fardeau c’est de vivre avec toi. Et pas seulement maintenant que tu as arrêté d’écrire… Mais toutes ces années, depuis que je t’ai rencontré, ont été enterrées avec les ombres. 

Norén vouait un culte à la pièce d’O’Neill. Douze ans durant, il œuvra sur ce projet fou : écrire un texte-miroir. Dans Embrasser les ombres, il donne corps et âme au couple qu’Eugene O’Neill lui-même forma à la fin de sa vie avec l’actrice Carlotta Monterey. Et, pour que l’effet-miroir soit plus saisissant encore, il opte, comme dans Long voyage, pour quatre protagonistes (sous l’œil, cette fois, d’un domestique japonais) et confronte Eugene et Carlotta, en 1949, aux deux fils de l’auteur : Eugene Jr et Shane. Tous deux, très liés l’un à l’autre, quémandent l’amour d’un père qui, muré dans son œuvre, ne les voit pas. Et cela au bord de la mer, encore, huit ans après que O’Neill eut écrit Long voyage, dont le souvenir obsède les personnages de Embrasser les ombres.

Une journée d’anniversaire

CARLOTTA, prend le singe dans ses bras. Gene… Tu me l’as donné. Et c’est probablement le plus merveilleux cadeau que tu m’aies jamais offert, à part Long voyage vers la nuit. Tu sais que j’ai pleuré quand je l’ai lu. C’est tout ce que je pouvais faire. On ne pleure pas pour ne rien dire.

Une génération plus tard : le jeune Edmund de Long voyage, au sanatorium, a été « sauvé » par l’écriture. Il est devenu Eugene O’Neill, dramaturge dont l’œuvre a été couronnée par trois prix Pulitzer et, en 1936, par un prix Nobel. Nous le retrouvons en 1949, dans sa maison de Marblehead, au Massachusetts. Très diminué, atteint par la maladie de Parkinson, il vit avec Carlotta, sa troisième épouse, une relation amoureuse passionnelle. Le jour de ses soixante ans, il reçoit ses deux fils : Eugene Jr, double alcoolique de Jamie, son oncle, et Shane, ancien combattant devenu dépendant de l’héroïne au cours de la guerre de Corée. Quant à Oona, sa fille, il l’a reniée en 1943, quand, à l’âge de 17 ans, elle a épousé son vieil ami Chaplin. Tout au long de la pièce, les deux fils seront en butte à l’hostilité jalouse de Carlotta et à l’indifférence du père, focalisé sur son œuvre et toujours obsédé par ses morts : il a écrit quelques années plus tôt Long voyage vers la nuit, dont il continue d’ « embrasser les ombres »…

Une farce tragique

EUGENE JR regarde sa montre. Je déteste quitter une fête, surtout si elle était stimulante, mais il commence à se faire tard.

SHANEOui, j’aimerais partir maintenant .

Entre les deux pièces — et les deux générations —, deux guerres. Le texte de Norén est encore plus violent, plus sauvage que celui d’O’Neill. En voyant ce qu’est devenu Shane, on songe aux soldats retour du Viêtnam ou de l’Irak. Toutefois, comme une rivière souterraine qui l’irrigue d’un bout à l’autre, un humour noir, grinçant, ravageur, parcourt et sous-tend la pièce — jusqu’à pouvoir donner lieu, dans la mise en scène, à un burlesque tragique, à un expressionnisme clownesque : les deux fils, albatros englués dans le goudron, essaient de se mouvoir dans un espac resserré. Ils se heurtent aux meubles : il n’y a pas de place pour eux dans la maison d’Eugene et de Carlotta. Le personnage quasi muet de Saki, le serviteur japonais, sera interprété par un acteur du Nô versé dans les arts martiaux : comme un regard énigmatique et distancié de l’Orient sur l’Occident.

Comme nous, le spectateur devrait être captivé par cette mise en abyme : après avoir vu Long voyage vers la nuit, qui se situe en 1912, il verra l’auteur en 1949, quelques années après l’écriture de sa pièce : O’Neill la dédie à Carlotta, et c’est à Carlotta que Norén, à la fin de la sienne, donne la parole : la boucle est bouclée…

Quant à l’espace, étouffant, il sera à la fois plus encombré — O’Neill refuse toute relation avec le monde extérieur — et plus destroy. Les couleurs sont plus tranchées, plus violentes, et les éclairages plus coupants, contrastés, à vif, jusqu’à ouvrir des gouffres d’ombre d’où surgissent brusquement les personnages et qui, à nouveau, les ravalent.

UN DIPTYQUE NOCTURNE

Ces deux pièces majeures du XXe et du XXIe siècle posent des questions qui nous touchent au plus près : l’adulte peut-il s’affranchir de son enfance ? Qu’en est-il de la liberté individuelle ? de la famille ? de la filiation ? de la création ? Où commence l’œuvre d’art, où finit l’autobiographie ? Qu’est-ce que l’alcool ? la drogue ? la poésie ? l’art ? Peut-on se satisfaire du réel ? Le face-à-face entre ces deux œuvres est à multiples facettes : on ne peut plus aujourd’hui, monter l’une sans se référer, au moins, à l’autre.

PRESSE AVIGNON 2012

UNE PLONGÉE SUBLIME ET CRUELLE AU CŒUR DE LA NUIT

Lars Norén, hanté par la pièce autobiographique Long voyage vers la nuit (1941) d’Eugene O’Neill, écrit Embrasser les ombres en 2001. Son texte, mi‑tombeau, mi‑exorcisme, rend un hommage ambigu au modèle, en mettant en scène un vieil O’Neill qui n’est que l’ombre de lui‑même. La Cie Théâtre du Loup Blanc a l’ingéniosité de monter en alternance, au Théâtre Girasole, ces deux pièces sombres qui résonnent : une plongée sublime et cruelle au cœur de la nuit de deux puissants auteurs.

Assister à ce diptyque procure un plaisir accru, car le dialogue instauré entre les deux pièces démultiplie la signification. Les échos, parallélismes, jeux de miroir, éclairent le spectateur. Déjà, les mêmes comédiens incarnent les deux quatuors. Yves Collignon campe avec panache les deux figures de pères monstrueux : James Tyrone, le père d’Eugène qui achète des terrains au lieu de subvenir aux besoins de son entourage, mais aussi Eugene vieillissant dans la pièce de Lars Norén, un père défaillant préférant les personnages qu’il crée à sa propre famille. Avec beaucoup de subtilité, Marie Grudzinski incarne à la fois la mère d’Eugene et sa femme Carlotta. Arnaud Denissel et Philippe Risler donnent vie (et avec quelle sensibilité) aux fils tuberculeux, suicidaires, alcooliques, aux artistes ratés ou en devenir des deux pièces. Seule la figure du valet (miroir plus ou moins déformant de la famille) est interprétée par deux comédiens : Diana Lazlo joue une servante gagnée par les tares des Tyrone, tandis que Masato Matsuura, le valet japonais des O’Neill, fait contrepoint au quatuor. Les comédiens déploient une palette de jeu tout à fait remarquable, mettant en exergue l’âme de chacun : l’acidité mélancolique de Carlotta, l’absence à soi‑même de Mary, le prosaïsme et la grandeur de James, la fêlure d’Edmond, le manque d’estime de soi et la colère de Jamie, etc.

La scénographie, les lumières et la création sonore, dans les deux spectacles, entrent également en résonance. Une structure en acier, posée sur scène et déplacée à l’envi, définit l’espace : le salon clos et encagé d’Eugene et Carlotta lorsqu’ils sont seuls à se déchirer, le salon plus ouvert lorsque les fils arrivent pour déjeuner. Il sert aussi à séparer, sur scène, l’espace réel (au premier plan) et l’espace imaginaire, mental, onirique (en arrière‑plan). L’utilisation de cette structure, ajoutée au jeu subtil de l’éclairage, à la blancheur du décor, à la musique, aux sons (cloche de bateau ou corne de brume), confère un aspect onirique aux deux pièces. Le rêve et les symboles tempèrent ainsi le naturalisme des costumes, des meubles et des objets présents sur scène. Un ballet se déploie même derrière l’espace de jeu principal : Eugene/Edmund et Jamie entament un combat au ralenti dans Long voyage vers la nuit, tandis que Saki (métaphore du vent, des ombres, des peurs des personnages) danse avec son sabre et verse dans les arts martiaux, dans Embrasser les ombres.

Le spectateur se trouve immergé, le temps de chaque représentation, dans deux journées troubles, de l’aube à minuit, mettant en scène des ombres qui s’étreignent, se tuent, se pardonnent, luttent avec elles‑mêmes et leur destin, dans une atmosphère d’inquiétante étrangeté. Cette plongée au cœur de la nuit aborde les thèmes du manque, de la mélancolie et de l’addiction, de l’hérédité, de la dégénérescence, de l’art. La tragédie butine avec le drame bourgeois, le transcende. Norén exorcise sa filiation avec O’Neill dans un texte prodigieux, incisif, cruel, d’une violence à la fois exquise et insoutenable. Il se tend et nous tend un miroir obscur, qui nous déchire et nous engage totalement. Il est des nuits que l’on n’oublie pas.

LE MONDE.FR, juillet 2012, Lorène de Bonnay

UN DIPTYQUE SUR LES AFFRES DE LA FAMILLE ET DE LA CRÉATION

Long voyage vers la nuit emprunte ses personnages et son intrigue à la vie de son auteur. O’Neill y raconte la fausse gloire de son père, la morphinomanie de sa mère, le ratage existentiel de son frère, et son propre cheminement vers et dans l’écriture. Lars Norén, fasciné par la pièce de l’écrivain américain, en propose, soixante ans après, la suite et le miroir dans Embrasser les ombres. Considérant qu’on ne peut pas monter l’une de ces deux pièces sans faire référence à l’autre, le metteur en scène, Jean-Claude Seguin, a choisi de les agencer en diptyque, afin de doublement éclairer les thèmes qu’elles évoquent : l’enfance, la famille, la liberté individuelle, la filiation, les sources de la création et les rapports entre le réel et la vie rêvée.

PORTRAITS CROISÉS, ENTRE AUBE ET CRÉPUSCULE

Les incompréhensions, les empoignades et les reproches se répètent d’une génération à l’autre, avec une violence plus exacerbée encore et un humour noir qui fait tendre la tragédie vers la farce. Jours pairs et jours impairs, les mêmes comédiens s’emparent de ces deux partitions jumelles, et explorent la part obscure qu’elles interrogent, dans cette nuit de l’amour et de la haine, transfigurée par le théâtre.

LA TERRASSE, Catherine Robert

LONG VOYAGE VERS LA NUIT… OU LA DESCENTE VERS LA LUMIÈRE

C’est avec joie que nous retrouvons presque chaque année en Avignon la Cie Théâtre du Loup blanc. Après les succès précédents de Palatine et du Œdipe de Voltaire, nous avons admiré cette saison la représentation d’un Long voyage vers la nuit à partir de l’œuvre d’Eugene O’Neil. Dans une famille irlandaise marquée par l’alcool, les non-dits, les insuccès et les pardons non accordés, la mise en scène nous transporte dans un long voyage vers la folie où semble devoir aboutir tout cet amour qui n’arrive pas à s’exprimer. L’excellente mise en scène et la qualité des interprétations nous font entrer dans cet univers de faux-semblants où chacun s’enferme dans un rôle, de peur d’avoir à affronter la vérité que les autres lui renvoient. Seul le benjamin, malade de la tuberculose, accepte cette fragilité et ouvre un chemin de rédemption qui l’amènera à découvrir la poésie et l’écriture comme un appel vers la lumière. Jamais la pièce ne tombe ainsi dans le pathos ou le désespoir.

LA VIE.FR, juillet 2012, Frères Thierry et Nicolas

DEUX SPECTACLES QUI S’ÉCLAIRENT MUTUELLEMENT…

On peut voir les deux spectacles de ce diptyque indépendamment, on peut n’en voir qu’un, mais, incontestablement, on aura tout intérêt à les voir tous les deux, dans l’ordre conseillé, tant ils se complètent, s’enrichissent, s’éclairent mutuellement. Dans Long voyage vers la nuit, Eugene O’Neill recrée un moment de sa jeunesse, juste avant son départ pour le sanatorium. Un père aigri et imbibé de whisky, une mère morphinomane, un frère alcoolique revivent sous nos yeux une relation d’amour-haine enrichie par les non-dits familiaux, toutes les blessures de l’âme. 60 ans plus tard, Lars Norén écrit une suite à ce drame : Embrasser les ombres. On y retrouve O’Neill le jour de ses 60 ans, cerné par sa dernière femme et ses enfants. Une relation orageuse entre des êtres minés par la vie, dépendants à la drogue et à l’alcool. On y retrouve les mêmes thèmes, la même obsession, la même noirceur. La scénographie délimite deux espaces séparés par une structure de fer, d’un côté les cris et la fureur du moment présent, de l’autre les brumes, le silence et le ralenti du passé, du rêve, de l’ailleurs. On perçoit la sensation des mouvements de la conscience. Les comédiens font un beau travail collectif et parviennent à nous mettre mal à l’aise, nous renvoyant à nos propres fêlures, tant les deux pièces touchent à l’universel.

LA PROVENCE, juillet 2012-08-20

1) VERS LA NUIT… OU VERS LE WHISKY !

Sacrée famille d’Irlandais où chacun sait mais ne dit pas pour protéger l’autre, alors qu’une bonne explication en famille aurait peut-être permis d’éviter cette longue descente en enfer… Mais cette pièce autobiographique (1941) qui se situe en 1912 arrive 20 ans trop tard : le père, la mère et le frère aîné d’Eugene (qui prend le prénom d’Edmund dans la pièce pour brouiller les pistes) sont disparus alors qu’Edmund/Eugene, par ironie du sort, aura survécu au sanatorium ! 

2) EMBRASSER LES OMBRES…

Située en 1949, chez un Eugene O’Neill parjinsonien flanqué d’une Carlotta jalouse de ses prérogatives de maîtresse / infirmière / geôlière / exécutrice testamentaire du Nobel de littérature, cette pièce-miroir de Lars Norén joue avec les personnages de Long voyage vers la nuit, qu’elle transpose ! Ainsi, force nous est de reconnaître qu’Edmund / Eugene est devenu identique à son père James et traite ses enfants Eugene Jr et Shane comme celui-ci traitait les siens, Jamie et Edmund / Eugene… Le fils aîné de la seconde pièce (Eugene Jr) est comme Jamie dans la première : raté et alcoolique — une malédiction irlandaise ? Le cadet dans la pièce de Norén (Shane) semble quant à lui avoir pris les travers de la mère (Mary) dans la pièce d’O’Neill : la dépendance à la morphine… Il faut dire que, engagé dans la Marine après Pearl Harbor, il a dû en voir suffisamment dans le Pacifique — il faut voir l’effet que Saki, le serviteur japonais, produit sur lui — pour avoir eu besoin de consolations chimiques ! Reste Carlotta, qui semble avoir pris… le sale caractère du père, James, et la tendance à rabaisser ses beaux-fils aussi bien — sinon plus — que leur père.

REVUE.SPECTACLES.COM, juillet 2012, Jean-Yves Bertran